La création au service du salut : une relecture de l'Exode (Sg 16 à 19)
Les dernières pages du Livre de la Sagesse sont consacrées à une réflexion sur les événements qui ont marqué l’exode du peuple hébreu et sa marche au désert. L'auteur s'applique à en tirer quelques enseignements, en particulier concernant l'attitude de Dieu à l'égard de son peuple. Humour, considérations éthiques, louange s'entremêlent dans ces chapitres qui manifestent combien dans la mémoire juive cette expérience sert de point de référence pour toutes les générations de croyants.
L’auteur du Livre de la Sagesse, invitant ses lecteurs à 1 contempler l'action de Dieu 'dans l'histoire humaine depuis les origines (Sg 10 à 19), accorde une place toute particulière à l'expérience de l'Exode du peuple hébreu. Dans cette relecture des textes bibliques orientée vers une actualisation (caractéristique de ce que le judaïsme appelle le « Midrash »), nous est présenté de manière originale tout un ensemble de tableaux contrastés, assortis de commentaires dans lesquels le sage s'applique à tirer au clair un certain nombre d'enseignements. Comme dans un montage cinématographique, la chronologie des événements n'est pas suivie de façon rigoureuse : des épisodes liés à l'errance du peuple au désert sont évoqués avant d'autres qui concernent son départ d'Égypte. De plus, des digressions et des redites donnent à ces pages une allure assez complexe. Mais le message qui s'en dégage est fort instructif et la démarche à laquelle nous convie l'écrivain mérite toute notre attention, car elle est fondée sur la conviction que nous avons quelque chose à apprendre nous aussi de ces événements.
En lisant les chapitres 16 à 19, nous allons retrouver deux principes d'interprétation qui avaient été énoncés dès le ch. 11. D'une part, on est puni par où l'on a péché (cf. 11, 16) , d'autre part, les mêmes éléments sont utilisés par le Seigneur comme bienfaits à l'égard de son peuple et comme châtiments à l'encontre des impies (cf. 11, 5). Une première illustration de ces clés de lecture nous est fournie en 16, 1-4. Les ennemis d'Israël adorent des bêtes : d'où l'envoi des animaux à titre de châtiment (16, 1 allusion probable à la seconde des plaies d'Égypte selon Ex 7-8). En revanche, des animaux sont offerts au peuple saint comme un bienfait : « Pour satisfaire l'ardeur de son appétit, c'est une nourriture à la saveur merveilleuse, des cailles, que tu lui as préparées » affirme notre sage, en s'adressant directement à Dieu en Sg 16, 2. A la lumière de ces mêmes principes, deux autres événements vont être examinés plus longuement au cours du chapitre 16 : le serpent d'airain (cf. Nb 2 1) et le don de la manne (cf. Ex 16).
Morsures de serpents et guérison par la parole divine
Sg 16, 5-14 montre le peuple hébreu et les Égyptiens aux prises avec des bêtes meurtrières. L'issue de la confrontation ne sera pas identique pour chaque groupe, comme le précisent les versets 9- 10, : « Eux périrent mordus par les sauterelles et les mouches, sans qu'on trouvât de remède pour préserver leur vie, car ils méritaient d'être châtiés par de telles bêtes. Tes fils, en revanche, la dent même des serpents venimeux ne put les réduire, car ta miséricorde vint à leur rencontre et les guérit ».
Le texte ne se contente pas de relater les faits. Il réfléchit sur leur portée. L'attitude de Dieu est mise en valeur. Agissant à l'égard des impies comme un juge implacable, il se contente de donner un avertissement à son peuple (cf. v. 6). Le passage est rédigé de telle façon que l'attention du lecteur se trouve orientée non pas vers le serpent d'airain (expression qui ne paraît même pas dans ces versets), mais vers celui qui est à l'origine du salut. « Quiconque se retournait était sauvé, non par l'objet regardé, mais par toi, le Sauveur de tous », peut-on lire au v. 7 (après une mention de la Loi au v. 6). Le v. 12 revient sur cette idée : le soulagement fut obtenu non pas par une herbe ou une pommade, mais par la Parole de Dieu, « elle qui guérit tout ». Et la méditation de cette scène s'achève sur des considérations portant sur le pouvoir de vie et de mort qui appartient à Dieu seul (v. 13-14).
Il y a manifestement dans cette présentation des choses la volonté de ne pas en rester à une vision trop centrée sur la figure du serpent d'airain. Le risque de vénération proche de la magie n'était pas purement théorique, si l'on en croit le récit de 2 R 18,4 qui nous apprend qu'Ezékias avait dû faire disparaître un objet considéré comme le serpent d'airain de Moïse et devant lequel les israélites faisaient brûler de l'encens.
On trouve dans la tradition juive d'autres indices d'une lecture de cette scène mettant en relief ses aspects spirituels. Par exemple, dans les « Leçons de Rabbi Eliezer », dans un passage qui met en relation le serpent d'airain et le serpent de Gn 3, on peut lire: « Que tout homme qui a été mordu dirige son cœur vers son Père céleste' et qu'il contemple en même temps ce serpent, il sera guéri » 1.
Dans le Nouveau Testament, l'évangile de Jean y fera allusion, pour parler de l'élévation du Fils de l'homme : « Comme Moise a élevé le serpent dans le désert, il faut que le Fils de l'homme soit élevé, afin que quiconque croit ait, en lui, la vie éternelle ». (Jn 3, 14-15). Cet énoncé de l'évangile se comprend mieux lorsque l'on considère la démarche de ceux qui se tournaient vers le serpent comme un geste de foi2 . Ce symbolisme sera repris par les Pères de l'Église. Ainsi St Augustin fera remarquer : « Ceux qui regardaient ce serpent ne périssaient pas des morsures des serpents ; de même ceux qui regardent avec foi la mort du Christ sont guéris des morsures de leurs péchés »3.
Un pain tout préparé venu du ciel
Le récit du don de la manne en Ex 16 fera l'objet de développements divers dans la littérature biblique. Parfois la mémoire du peuple en retiendra plutôt l'aspect austère (cf. Nb 11,6) ; le plus souvent, au contraire, elle sera présentée comme « le pain des anges » (psaume 78, 25 dans la traduction grecque), « le pain du ciel » (ps 105, 40). C'est dans cette ligne positive que se situe résolument le Livre de la Sagesse. Sg 19, 21 aura même recours, non sans une certaine audace, à l'expression « nourriture d'ambroisie », désignation d'un aliment destiné aux dieux de l'Olympe, dans la mythologie grecque.
En Sg 16, l'épisode de la manne est mis en parallèle avec une scène de châtiment des Égyptiens, éprouvés par des averses de grêle et des incendies (16, 16-19 et 22). Par contraste, ce qui arrive du ciel pour le peuple hébreu est « un pain tout préparé ». L'opposition entre les deux situations est soulignée encore plus nettement par la mise en relief d'une particularité : le feu s'avérait destructeur pour les récoltes des ennemis, alors qu'il était sans effet sur la nourriture merveilleuse dont jouissait le peuple saint (v. 22-23).
Dans la description du phénomène, l'auteur s'efforce de retenir quelques enseignements. Par sa douceur, la manne traduisait la douceur de Dieu pour ses enfants (16, 21 allusion à Ex 16, 31 qui nous informe que cette substance avait « un goût de beignets au miel »). D'autre part, il s'agissait d'un aliment tout à fait personnalisé, car nous précise Sg 16, 21.25 elle « se pliait au désir de celui qui la consommait ». Ce trait apparaît dans plusieurs écrits de la tradition juive, faisant référence à Dt 2, 7 ou Ps 106, 15 (par exemple le Midrash Rabbah sur l'Exode et sur le livre de Nombres). Cette souplesse des éléments de la création est interprétée comme une preuve de leur docilité à l'égard du créateur : 16,24-25.
Comme plus haut, au sujet du serpent d'airain le thème de la parole de Dieu est mis en valeur. « Par là, tes fils que tu as aimés, Seigneur, devaient apprendre que ce n'est pas la production de fruits qui nourrit l'homme, mais bien ta parole qui fait subsister ceux qui croient en toi », affirme le v. 26, faisant nettement allusion à Dt 8,3 qui détaille les leçons que le peuple doit tirer de son expérience au désert (texte que Mt 4,4 et Luc 4,4 mettront sur les lèvres de Jésus dans la scène de la tentation).
Une précision d'ordre chronologique en Ex 16, 21 est exploitée pour justifier la prière matinale : la manne fondait à la chaleur du soleil levant « pour qu'on sache qu'il faut devancer le soleil pour te rendre grâces et te rencontrer au lever du jour » (Sg 16, 28).
Même si telle ou telle remarque peut nous paraître bien subtile, retenons surtout l'attitude de l'auteur de notre livre qui, devant les éléments de l'expérience du peuple du désert, s'applique à en ressaisir des leçons spirituelles. Ce genre de réflexion est à considérer lorsqu'on aborde dans le Nouveau Testament des passages comme le discours sur le pain de vie en Jean 6 ou les développements de St Paul sur la vie d'Israël au désert en 1 Co 10, 3 (« tous mangèrent la même nourriture spirituelle... ») 4.
Ténèbres et lumières
Le chapitre 17 offre une ample description de la plaie, des ténèbres dont furent affligés les Égyptiens. Les termes sont choisis pour manifester que le châtiment est en rapport avec le péché imputé: « Ces impies qui avaient voulu asservir la nation sainte, ils gisaient, prisonniers des ténèbres et enchaînés à une longue nuit » (17,2 idée reprise en 18,4). Dans le noir règne la peur panique. L'auteur fait appel avec virtuosité aux ressources de l'écriture poétique pour communiquer au lecteur une impression de l'épouvante qui a pu saisir les victimes de cette terreur. Devant la vigueur de cette page, U. Von Balthasar a fait remarquer : « Nulle part l'angoisse des méchants n'a été décrite avec plus d'exactitude théologique »5. Ce type de scène donne prise à l'ironie « Ceux qui se faisaient fort de chasser d'une âme malade les frayeurs et les troubles étaient eux-mêmes malades d'une crainte risible ». (17,8). Au verset 11 on peut relever la première mention de la notion de conscience dans la littérature biblique : « La méchanceté témoigne de sa lâcheté quand elle est condamnée par son propre témoin ; toujours elle ajoute aux difficultés lorsque la conscience l'oppresse ». Cette remarque se prolonge par une véritable définition de la peur : « Car la peur n'est rien d'autre que l'abandon des secours de la raison » (v. 12). Ces réflexions sont souvent rapprochées de textes philosophiques, particulièrement d'Aristote ou des Stoïciens.
Les ténèbres qui entouraient les impies sont décrites comme une « image des ténèbres destinées à les recevoir » (17, 21). L'impression produite était d'autant plus forte, nous précise le texte, que le reste du monde continuait son activité sans entraves, ce qui montrait sans ambiguïté que l'obscurité était toute sélective. Dans l'imaginaire d'un lecteur d'aujourd'hui, une telle description renverra immanquablement aux pannes sectorielles de lumière !
En contraste avec cette nuit pesante apparaît la situation privilégiée du peuple hébreu, bénéficiant d'une attention toute spéciale de son Seigneur : « Au lieu des ténèbres, tu as donné aux tiens une colonne flamboyante, guide pour un itinéraire inconnu, et soleil inoffensif pour une glorieuse migration » (18, 3) : il s'agit, présentée avec une certaine emphase, de la colonne de feu qui accompagnait la marche du peuple, d'après le récit d'Ex 10.
Là encore, notre texte s'efforcera de dépasser l'anecdote. Se saisissant du symbolisme de la lumière, notre sage évoquera dans une belle formule la mission du peuple élu: il parlera à Dieu de ses fils « par qui devait être donnée au monde la lumière incorruptible de la loi » (18,4). Nous pouvons rapprocher de ce verset Si 24,23 et Ba 4, 1-4 qui identifient la sagesse à la Loi. Ba 4 développe aussi le thème de la lumière, en évoquant les relations entre Israël et les nations, mais dans un contexte qui insiste sur le privilège que le peuple élu ne doit pas perdre au profit des autres. Quant à la présentation d'Israël comme lumière des nations, elle a des antécédents bien connus dans le livre d'Isaïe : Is 2, 2-5 ; 42,6 ; 49,6. Dans le Nouveau Testament, Luc reprendra cette image dans le cantique de Syméon, qui reconnaît en Jésus l'avènement du salut de Dieu. En Actes 13,47 Paul et Barnabé s'appuieront sur Is 49,6 pour justifier leur démarche missionnaire tournée vers les païens. Les deux mots latins « Lumen Gentium » ouvrent la constitution dogmatique du Concile Vatican II sur l'Église, dont la première phrase affirme « Le Christ est lumière des peuples ».
La nuit d'Ex 12 est présentée avec solennité en Sg 18. « Elle fut attendue par ton peuple comme salut pour les justes et ruine pour les ennemis », précise le v. 7, toujours marqué par le même contraste. La mort des nouveaux nés des Égyptiens est mise en relation avec le fait qu'ils avaient eux-mêmes décidé d'exterminer les nouveaux nés des Hébreux (massacre dont seul Moïse avait pu réchapper, Sg 18,5). L'intervention punitive est mise au compte de la Parole toute-puissante de Dieu : « Elle sema partout la mort ; elle touchait au ciel et foulait la terre » (18, 16). Chacune des victimes, cependant, bénéficiait d'une révélation qui donnait la raison du châtiment (18, 18-19).
Face à ce tableau de mort, nous est présentée l'intervention salvatrice d'Aaron au désert, mettant fin à l'extermination des justes relatée en Nb 17. Le thème de la parole est encore valorisé : « Il triompha du courroux, non par la force physique ou l'efficacité des armes, mais c'est par la parole qu'il maîtrisa l'exécuteur du châtiment, en rappelant les serments et les alliances patriarcales ». (18, 22). Le texte accorde une grande importance aux traits sacerdotaux : le v. 21 mentionne la prière et l'encens, et le v. 24 propose une description grandiose de la tenue d'Aaron, en insistant sur le symbolisme cosmique de sa robe.
Le Passage de la mer Rouge ou la création recomposée
Le dernier chapitre du livre aborde la traversée de la mer Rouge (le nom propre est exceptionnellement employé en 19,7 comme en 10, 18). La différence de situation des deux peuples est saisissante : « Ton peuple ferait alors l'expérience d'une traversée extraordinaire, eux, au contraire, trouveraient une mort étrange » (l 9,5). La culpabilité des Égyptiens à l'égard de leurs hôtes est comparée à celle des habitants de Sodome, décrite en Gn 19. Ce n'est pas la seule allusion au premier livre de la Bible : l'auteur revient, en insistant, sur l'idée déjà exprimée en 16, 24, selon laquelle la création se plie aux ordres du Créateur. Sg 19,6 parle même à ce propos de « remodelage ». Et Sg 19,1821 développe une belle comparaison musicale : « Les éléments permutaient entre eux, comme sur la harpe la variation des notes change la nature du rythme, en gardant toujours leur sonorité »6.
Louange à Dieu
Le livre de la Sagesse s'achève sur cette évocation de la virtuosité du créateur au service du salut de son peuple. Un verset de conclusion lui rend hommage :
« En tout, Seigneur, tu as exalté et glorifié ton peuple, tu n'as pas manqué de l'assister à tout moment et en tout lieu ».
Ces quelques mots élargissent les perspectives (dans le temps et dans l'espace). Ils rejoignent, à n'en pas douter, ce qui constitue la préoccupation principale de l'auteur : raffermir la foi d'une communauté éprouvée par bien des difficultés. Ils reprennent, d'une autre façon, la conviction exprimée à l'ouverture du premier chapitre au sujet de Dieu : « Il se manifeste à qui ne manque pas de foi en lui » (1, 2). Mais, désormais, cette profession de foi est riche de toute une expérience longuement méditée. En bénéficiant de cette contemplation menée sous la conduite d'un maître de sagesse qui se situait sous le haut patronage de Salomon et qui nous a guidés sur les chemins de son histoire et de celle de son peuple, nous sommes invités, comme lecteurs, à faire nôtres cette réflexion et cette action de grâce. L'auteur du livre nous avait interpellés en ces termes (6, 25) : « Laissez-vous instruire par mes paroles et vous y trouverez profit. »
1. « Pirqé de Rabbi Eliezer », éd. Verdier, 1983, § 54, p. 338-339. Une note renvoie à notre texte, ainsi qu'à une page du Talmud de Babylone
2. cf. C.H. DODD, L'interprétation du 4e évangile, Cerf, 1975, p. 391-2. Il rapproche du texte de la Sagesse une citation de Philon d'Alexandrie.
3. Sermon sur St Jean, cité par M. VERICEL, l'évangile commenté par les Pères, Ed. Ouvrières, 1965, p. 83.
4. Un dossier réunissant diverses traditions concernant la manne a été établi par J.-M. VAN CANGH, La multiplication des pains et l'eucharistie, Cerf, 1975, p. 50-63.
5. U. Von BALTHASAR, Le Chrétien et l'angoisse, Bruges, 1954, p. 26.
6.R. LE DÉAUT, La Nuit Pascale, Rome, 1963.